À propos

Introduction

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Au xvie siècle, la place de l’hébreu et de l’interprétation de la Bible sont au cœur d’intenses débats religieux. L’attrait qu’éprouvent les humanistes pour les textes anciens et leur contextualisation suscite également un intérêt renouvelé pour la Bible hébraïque et son interprétation littérale.
Parmi les manuels utilisés par les hébraïsants chrétiens qui souhaitent accéder au texte originel, leSefer ha-shorashimouLivre des racinesde David Qimḥi (Narbonne, 1210) occupe une place de choix. Ce dictionnaire, qui présente, dans l’ordre alphabétique, les racines permettant de regrouper commodément tous les mots de l’hébreu biblique, connut une fortune inégalée dans les communautés juives d’Europe au Moyen Âge. Son auteur avait pour objectif de permettre à un large public, et non aux seuls érudits, d’accéder à l’étude de la langue hébraïque et de surmonter les difficultés liées à la compréhension du texte biblique.

LeSefer ha-shorashimest conservé dans plus de 80 manuscrits hébreux copiés, entre le xiiie et le xve siècle, par des mains espagnoles, provençales, italiennes, ashkénazes et orientales, ce qui atteste d’une très large diffusion dans les centres juifs, au cours du Moyen Âge. Dès les prémices de la Renaissance, leSefer ha-shorashimfut traduit en latin et adapté à plusieurs reprises. Il devint un outil essentiel pour les savants humanistes et les kabbalistes chrétiens, et ce jusqu’au xixe siècle. Deux traductions inédites nous sont parvenues sous forme de manuscrits : celle qui fut faite à Rome, avant 1517, dans le cercle de l’humanisteGilles de Viterbe(deux manuscrits) et une version partielle entreprise vers 1600, à Oxford, par ou pour Henry Savile, un des traducteurs de la King James Bible.

Cette édition électronique bilingue, au centre du projetRACINES, est réalisée à partir des manuscrits hébreux les plus fiables de cette œuvre majeure avec la possibilité d’une consultation simultanée et affichage sur écran de la traduction latine dite deGilles de Viterbe.

DAVID QIMḤI(Narbonne, c. 1160-1235)

Grammairien et lexicographe de l’hébreu, exégète, polémiste (également désigné par l’acronyme RaDaQ), David Qimḥi est le fils de l’érudit Joseph Qimḥi (1105-1170) que les persécutions almohades avaient contraint de quitter l’Espagne pour la Provence. Son frère aîné le grammairien Moïse Qimḥi (1127-1190) fut son maître. David Qimḥi était un enseignant qui, selon ses propres dires, dispensait des cours de Talmud aux jeunes gens et qui a éprouvé la nécessité de composer des manuels didactiques. Lors de la controverse autour duGuide des Egarésde Maïmonide, dont certains rabbins voulaient interdire l’étude sous peine d’excommunication, David Qimḥi se rangea du côté des partisans de Maïmonide et se rendit en Espagne (1232) pour tenter, sans grand succès, de gagner rabbins et érudits à la cause rationaliste. Outre son œuvre grammaticale et lexicographique, il laisse d’importants commentaires bibliques dont certains contestent ouvertement les interprétations chrétiennes.

L’œuvre linguistique de David Qimḥi, leSefer mikhlol, comporte deux parties distinctes, une grammaire (ḥeleq ha-diqduq) – communément appeléemikhlol– et un dictionnaire, leSefer ha-shorashim(ḥeleq ha-ˁinyan). Le termemikhlol, qui apparaît dans la Bible (Ezéchiel) avec le sens de « perfection », est ainsi justifié par l’auteur: « Je nomme ce livremikhlol[perfection, complétude, somme] car j’ai voululikhlol[inclure l’intégralité de] la grammaire et du lexique de l’hébreu sous une forme abrégée ».

S’il s’inspire duKitāb al-Tanqīḥde Jonah ibn Janaḥ (XIe siècle), dont il existait déjà à l’époque de Qimḥi une traduction hébraïque faite par Judah ibn Tibbon (1120-1190), David Qimḥi avait en tête un objectif pédagogique. En effet, leSefer ha-shorashimde Qimḥi tranche avec les travaux précédents et s’inscrit dans un mouvement général, qui a son parallèle dans le monde latin, de production d’ouvrages linguistiques destinés à un public plus large que le seul cercle des lettrés. Dans l’introduction générale auMikhlol, l’auteur expose sa méthode, tout en précisant que son objectif n’est pas d’innover mais de réorganiser les connaissances linguistiques de la grammaire et de la lexicographie hébraïques pour faciliter l’apprentissage de la langue. Il n’a d’autre ambition, ajoute-t-il, que d’être un « glaneur qui suit les moissonneurs ». C’est en véritable lexicographe que Qimḥi procède et de fait, tous les détails de l’ouvrage ont été pensés : il indique les utilisateurs potentiels de son ouvrage (talmidim, « étudiants », Qimḥi [1842], f.1r), il établit une taxinomie et détermine les différents groupes d’information à renseigner pour répondre aux questions virtuelles des lecteurs. Si le choix des lemmes est imposé par le savoir linguistique, l’organisation interne des différentes entrées est sienne, l’ordre est invariable et suit les parties du discours (verbes, noms et particules). Qimḥi a choisi de ne traiter que les aspects morphologiques des mots (schèmes verbaux et nominaux, avec adjonction d’affixes) et ne s’est pas préoccupé de théorie et de catégories logiques, comme son père le fit. Le métalangage utilisé est explicite et extrêmement réduit pour rendre la consultation aussi aisée que possible.

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Gilles de Viterbe(Viterbe, 1465 ? - Rome, 1532)

Théologien, humaniste et poète, Gilles de Viterbe devint Général de l’ordre des Augustins en 1503, puis Cardinal en 1517. Il fit preuve pour la langue sacrée d’un grand intérêt qui n’était motivé ni par un souci philologique ni par le désir d’atteindre une meilleure méthode d’exégèse biblique : son objectif principal était de pouvoir pénétrer les mystères de la Kabbale. À cette fin, Gilles de Viterbe acquit de nombreux manuscrits hébreux et s’entoura d’un cercle d’érudits juifs ou convertis, qui avaient pour tâche de les collecter, de les copier et de les traduire en latin ou en vernaculaire. La plupart des textes classiques de la mystique juive médiévale ont ainsi été traduits, annotés ou commentés en latin pour Gilles de Viterbe. C’est également dans ce cadre, où se côtoyaient savants juifs et chrétiens, qu’ont été produites au moins quatre copies de la traduction latine duSefer ha-shorashim, leLiber radicum, ainsi qu’un glossaire des racines hébraïco-latines.
Plusieurs bibliothèques européennes conservent des manuscrits hébreux ayant appartenu à Gilles de Viterbe et portant de brèves annotations latines de sa main, ainsi que des traces de signature. La Biblioteca Angelica à Rome et la Bibliothèque nationale de France à Paris possèdent des fonds importants de manuscrits autographes et de traductions entreprises pour Gilles de Viterbe.

Élie Lévita(Eliahu Bakhur, ben Asher ha-Levi Ashkenazi,
1468 ou 1469 - 1549)

Né à Neustadt, Lévita a probablement quitté l’Allemagne pour l’Italie dans la dernière décennie du xve siècle. Il acquiert très rapidement une réputation de grammairien dans les différentes villes où il réside – Venise, Padoue, Rome, Venise encore. En 1507, il est l’auteur d’un commentaire de la grammaire descriptive de Moïse Qimḥi, leMahalakh sheviley ha-da’at, un manuel pédagogique concis qu’il utilisait pour transmettre les rudiments de la langue à ses élèves. Sa rencontre avec Gilles de Viterbe, en 1515 ou 1516 à Rome, orienta le cours de sa vie et eut une influence majeure sur la transmission des savoirs linguistiques de l’hébreu aux savants humanistes. Lévita vécut de longues années dans le palais du théologien à Rome (1514-1527) et il devint le principal maître des notables chrétiens en matière de culture hébraïque

En s’attachant les services de Lévita, « grammairien allemand qui possède les mystères de la grammaire et de l’écriture », Gilles de Viterbe souhaitait non seulement un maître pour pénétrer les secrets de la littérature hébraïque mais il attendait de Lévita qu’il se consacre à la composition d’ouvrages indispensables à une bonne connaissance de la linguistique de l’hébreu. De ces leçons, résultèrent trois manuels didactiques,Sefer ha-harkavah,Sefer ha-baḥuretLuaḥ ha-pe’alim we-ha-binyanim. L’utilisation duSefer ha-shorashimcomme support pédagogique ne laisse que peu de doute, d’autant que Lévita s’est fondé sur l’ordre des racines exposé dans cet ouvrage pour mener à bien son entreprise.

Homme aux activités multiples, Lévita fut aussi omniprésent dans la diffusion des œuvres linguistiques de David Qimḥi. Arrivé à Venise en 1527, après le sac de Rome, il a participé au travail de correction et d’édition duSefer ha-shorashim, dans les ateliers de Daniel Bomberg et Giustiniani.

À Isny (Allemagne) où Lévita rejoignit pour un temps l’humaniste Paul Fagius (c. 1539), il poursuivit son entreprise de lexicographe en publiant leMeturgeman(1541) et leTishbi(1541). Avec ces ouvrages, il se positionne dans la continuité du travail de ses prédécesseurs, Nathan ben Yeḥiel de Rome (1035-1106), auteur du lexique talmudiqueArukh, et David Qimḥi.

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Premières éditions

LeSefer ha-shorashimde David Qimḥi fut l’un des premiers livres hébreux à être imprimé, ce qui souligne l’importance qu’il revêtait pour l’enseignement de l’hébreu biblique et l’interprétation de la Bible. Il existe huit éditions différentes de ce texte, produites entre 1469 et 1547, que l’on peut regrouper en trois catégories différentes : les incunables imprimés en Italie, les éditions produites dans l’Empire ottoman et les éditions vénitiennes. Ces dernières témoignent de l’intérêt des hébraïsants chrétiens pour la langue hébraïque et de l’influence croissante des livres de Qimḥi dans la transmission des connaissances linguistiques hébraïques.

On connaît en effet trois éditions duSefer ha-shorashimantérieures à 1500, une romaine et deux napolitaines : le premier des incunables a été imprimé à Rome [Rome : Obadiah, Manasseh et Benjamin de Rome, entre 1469 et 1473] ; la deuxième édition, imprimée à Naples par Azriel ben Joseph Ashkenazi Gunzenhauser, date de Elul 5250, c’est-à-dire entre le 18 août et le 15 septembre 1490 ; la deuxième édition napolitaine a été réalisée par Joshua Salomon Soncino pour Isaac ben Judah ben David de Quatorze et datée du 5 Adar 5251 [10 ou 11 février 1491]. Imprimée sur deux colonnes, elle a probablement servi de modèle aux suivantes.

L’Empire ottoman, autre centre important de l’imprimerie hébraïque, produisit deux éditions au cours du XVIe siècle : l’une a été publiée à Constantinople par Samuel Rikomin et Astruc de Toulon (1513) ; l’autre à Salonique, probablement avant 1530. Cette dernière est l’œuvre du célèbre imprimeur Gershom Soncino (mort en 1534), qui a vraisemblablement été contraint de quitter l’Italie et a continué à imprimer d’abord à Salonique (1529-30), puis à Constantinople (après 1533).

Les trois éditions suivantes ont été préparées avec l’aide d’Élie Lévita. Ce dernier arrive à Venise en 1527, après le sac de Rome, et participe au travail de correction et d’édition de l’édition duSefer ha-shorashimpréparée par Isaiah ben Elazar Parnas aux presses de Daniel Bomberg en 1529. La deuxième édition Bomberg est publiée en février-mars 1546 sous la direction de Cornelius Adelkind. Cette édition ne diffère que légèrement de l’édition de 1529. Six mois plus tard, en octobre 1546, l’imprimeur Marco Antonio Giustiniani reprend le texte hébreu de l’édition Bomberg de 1529 et y adjoint les remarques de Levita (nimmuqim).

Le personnage d’Élie Lévita et ses activités multiples de grammairien, enseignant et correcteur-éditeur, sont intimement liés à ces publications. Les éditions de 1529 ont été publiées peu de temps après son arrivée à Venise et celles de 1546-1547, à son retour d’Isny.

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